2022-06-02 (1) Samduwa - Ringmo

Troisième journée de marche : Une grande et belle journée qui va nous mener de Samduwa (3060m) à Ringmo et au magnifique lac de Phoksumdo (3660m), en passant par la cascade de la Suligad Khola




"… Autour de nous le soleil enflamme les sommets, mais ces vallées perdues sont difficilement pénétrables à la lumière, et c’est dans le demi-jour que, pendant deux heures, nous dominons la piste qui surplombe la Suli Gad. Ça et là des églantiers épanouissent leurs corolles jaune clair et un vol de pigeons des neiges s’élève et s’abaisse en tournoyant au-dessus du ravin que nous dominons de très haut ; nous cherchons en vain des tahrs ou d’autres animaux sur les pentes d’en face ; nous n’en avons guère rencontré sur notre route, en particulier aucun spécimen de faune exotique tels que l’ours noir d’Asie ou le panda rouge.

La piste rejoint la Suli Gad en amont, dans des grottes où du lichen couleur de bronze recouvre les rocs le long des rives ombragées de pins, de noyers et de fougeraies tièdes. Quand le soleil du matin éclaire les feuillages rouges et les sombres conifères immobiles, la rivière étincelle à l’ombre de la forêt ; ses eaux turquoise et blanches dévalent en grondant le long de blocs de rochers luisants d’éclaboussures, creusent des bassins écumants, dégringolent en une longue suite de rapides. Dans le souffle froid du torrent, l’air sec est adouci par la brume ; la nuit dernière sous les étoiles, cette même eau ruisselait à travers la neige. Plus bas, au ressaut d’une cataracte, elle scintille avant de bondir dans le vide et rejaillit vers le soleil dont les rayons culbutent au milieu de ses tourbillons qui dansent sur le fond enneigé des montagnes lointaines.

En amont, dans la faille du canyon, le rugissement des galets accentue le silence et l’obscurité. Quelque chose écoute, et j’écoute, moi aussi : quel intrus s’aventure ici ? Qui respire ? Je casse une fougère pour regarder ses spores, puis je la jette et suis aussitôt la proie de l’angoisse : les plus grands péchés, disent les sherpas, sont de cueillir les fleurs sauvages et de menacer les enfants. Ma voix murmure des regrets, son étrange qui accentue l’intrusion. Je regarde autour de moi : qui a parlé ? Et qui écoute ? Qui est ce « je » toujours présent qui n’est pas moi ? La voix d’un oiseau solitaire pose la même question.

Ici, au cœur des secrets de la montagne, dans le rugissement du torrent, je me palpe pour m’assurer de ma réalité ; je prononce mon nom à haute voix et ne réponds pas.

Près d’un mur de roc sombre, une libellule noire et or étincelle et vrombit au-dessus d’un petit ruisseau ; une noix tombe sur un matelas de feuilles jaunes. Je me demande si quelque part au monde il existe une rivière plus belle que la haute Suli Gad au début de l’automne. J’aperçois à travers la brume un esprit des eaux sous la forme d’un monumental rocher gris clair, poli par ses draperies d’eau blanche et, plus haut, le ruban d’une cascade qui descend de l’est le long d’une falaise à pic, rencontre le courant d’air qui remonte la gorge, et se change en brouillard avant de toucher le sol ; cette poussière d’eau s’envole jusqu’au rebord de la cassure et forme un halo parmi les pins dressés comme des sentinelles.

La piste quitte la berge et grimpe dur à travers les arbres, puis redescend sous le surplomb dégoulinant d’une caverne où brillent les baies rouges des cotonéasters, les jaunes, bleus et blancs des fleurs alpines ; au-dessus, pareil à un palais de glace surmontant un pic plus proche, se dresse le Kanjiroba. Au crépuscule le sentier redescend vers le cours supérieur de la Suli où le camp est installé près des eaux grondantes. Nous hurlons sans nous entendre, nous nous déplaçons comme des ombres dans l’obscurité du canyon.

Peter Matthiessen, le léopard des neiges.





Stupéfiant et grandiose paysage !



A PROPOS DE L'EXPRESSION DU SACRÉ TIBÉTAIN DANS LES VILLAGES NÉPALAIS



L'approche d'un village est toujours surprenante. On y croise un grand nombre d'autels, de constructions votives édifiés aux quatre points cardinaux et tout au long des différents axes menant au village.
L'étroite relation ancestrale entretenue avec les dieux et les esprits l'explique.

- La maison, le village, l’environnement naturel (montagne, rivières, arbres , cultures...) sont structurés verticalement comme le monde: le monde sous-terrain et aquatique, la terre, le ciel.
- Ces lieux de vie sont organisés, toujours étagés, centrés, bornés aux quatre points cardinaux ou cohabitent les hommes, les dieux et les esprits.


Ces constructions sont de deux types et constituent l'espace villageois ou Yul :

- les premières relèvent du boudhisme sacré:
° les chörtens sont la version tibetaine du stupa hindou
° les mani : pierres gravées de mantra
° les mendong : murs de mani
° les mantra : inscriptions présentes sur les pierres, les rochers de la montagne.
° les tsa-khan (petits chörtens) qui abritent des tsa-tsa : ex-voto
° les mani chokhor : moulins à prières


Chörten et mendong à l'entrée du village de Ringmo



Le chörten est un réceptacle d'offrandes ou reliquaire.
Chaque partie du chörten reprend le symbolisme des cinq éléments et ont un sens ésotérique qui correspond à leur forme :
- La base carrée : c'est la terre, la solidité
- La partie en forme de globe : c'est la goutte d'eau, l'élément eau, la fluidité
- La partie en forme de flèche ou de flamme : c'est le feu, la chaleur
- Le croissant représente l'air, la transparence
- La sphère et sa pointe au sommet symbolise l'éther : la subtilité



Mani gravée d'un mantra



- les deuxièmes relèvent de la religion populaire :
° les labtse (amas de pierres) que l'on rencontre au passage des cols, au sommet des collines qui entourent le village
° les lathos (autels des dieux lha)
° les rigsum gonpo ou les « trois protecteurs.» Ils représentant la sagesse, la compassion et l'énergie



Rigsum gonpo


Toutes ces bornes ont une vertu protectrice. Elles sont placées aux limites :
- de l'espace villageois (entrée des vallées, des cols ...)
- des champs cultivés
- de l'espace habité
- de la maison
- sur le corps même des habitants

Ces constructions sont investies par différents dieux protecteurs qui gouvernent la vie quotidienne.
Elles sont vouées aux cultes des divinités (labtse, lhatho, lubang) ou à les repousser (do, thowo). Elles occupent un milieu correspondant aux trois étages du monde :
- les lha (dieux) qui habitent le ciel et les neiges éternelles, de couleur blanche. Ils sont omniprésents, chaque vallée, village, monastère, quartier, maison, pilier de la maison, âtre, habitants est associé à un lha.


Lhato : Autel des dieux lha




- les Yulha , Protecteurs du village qui barrent la route aux esprits malfaisants, apportant désordres et maladies (montagne, colline ...)



Yulha



- les lu (divinités aquatiques et souterraines), noirs ou bleus, apprécient les endroits frais et verts (sources, rivières, racines des arbres sacrés (genévriers). Ils sont propriétaires du territoire et punissent les hommes de leur négligence peuvant déclencher des cataclysmes naturels (sécheresse, pluie torrentielle, glissements de terrain ...)

Les constructions sont parées de drapeaux flottant aux vents dans le même ordre, de couleurs variées mais constantes, représentant un élément : Bleu pour l'espace, blanc pour l'air, rouge pour le feu, vert pour l'eau et jaune (parfois orange) pour la terre.

Connexion